Nancy Folbre, Greed, Lust and Gender, A History of Economic Ideas, Oxford University Press, Oxford, 2010, 304 pages, ISBN-13 : 978-0199238422
Recension publiée dans la revue Travail, genre et sociétés, n° 28, 2012.
L’avidité, la luxure et le genre. Une histoire des idées économiques », tel est le titre du livre de Nancy Folbre paru en 2009. Titre énigmatique au premier abord, tant on se demande en quoi la luxure et l’avidité associées au genre constituent une entrée pertinente pour comprendre les fondamentaux de la pensée économique. Dès l’introduction le ton est donné, l’auteure propose une généalogie du capitalisme et de l’analyse qu’en font les économistes. Le point de départ est le désir, dont l’avidité et la luxure constituent deux grandes dimensions. L’avidité fait référence à la poursuite de l’intérêt économique individuel, alors que la luxure correspond à la recherche du plaisir (sexuel, culinaire, ou dans l’alcool…). Après une longue introduction, l’auteure déroule brillamment en vingt chapitres une histoire des idées économiques en conservant, avec quelques détours, le fil directeur du désir, moteur de l’action humaine. La perspective historique longue qu’elle adopte lui permet de mettre en évidence un double standard de l’axiomatique morale entre avidité et luxure : le comportement sexuel et économique des femmes a toujours été plus fortement régulé que celui des hommes. L’entrée sexuée et par le genre lui semble donc, à juste titre, un moyen pertinent de présenter trois siècles d’histoire économique et sociale en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. L’ouvrage s’adresse à tous ceux qui souhaitent comprendre les ressorts de la pensée économique, souvent réduite à quelques paradigmes dominants.
Les premiers chapitres sont consacrés au passage du système féodal au capitalisme, c’est-à-dire d’une économie familiale, qui produit pour elle-même, à une économie d’échange, marchande, qui se met en place progressivement. Nancy Folbre montre l’ambiguïté qu’a engendrée cette « grande transformation » s’agissant de l’émancipation des femmes et restitue l’analyse qui en est faite par les économistes. Pour certains, ce basculement a conduit à un affaiblissement des normes sociales qui assuraient le fonctionnement de la famille. Les féministes marxistes y voient un accroissement de la capacité des hommes à contrôler le pouvoir de reproduction des femmes. Pour d’autres, il a constitué un formidable instrument d’émancipation individuelle. Elle propose une alternative à cette vision binaire. La domination et la poursuite de l’intérêt individuel n’ont pas attendu le capitalisme pour structurer les sociétés humaines : les sociétés préindustrielles, agraires reposaient déjà sur une économie familiale patriarcale. De même serait-il naïf de penser le capitalisme comme une force libératrice à part entière car, à chaque fois, de nouvelles dynamiques collectives viennent contrebalancer les gains en autonomie individuelle : si les femmes ont gagné en émancipation économique en entrant sur le marché du travail, elles sont restées subordonnées aux hommes du fait de leur spécialisation dans la reproduction et l’éducation des nouvelles générations de travailleurs et de citoyens. Pour Nancy Folbre, les forces du marché ne peuvent être comprises que comme étant encastrées dans un ensemble d’institutions enchevêtrées, « une matrice complexe » d’autres institutions : famille, état régulation, état de droit… On s’étonne d’ailleurs que la pensée des institutionnalistes des origines, tel Thorstein Veblen ou encore John R. Commons, soit absente du livre. Au début du XXe siècle, à contre-courant du paradigme néoclassique naissant qui recherchait la formalisation de la discipline, les institutionnalistes puisaient dans le droit ou encore dans l’histoire pour comprendre les mécanismes conduisant aux transactions entre individus. L’économie capitaliste repose sur le moteur de l’intérêt individuel, une vertu indispensable au système. Mais il est, de manière cyclique, confronté à des crises de gravités variables. Ces moments de remise en cause sont perçus comme un basculement de la vertueuse recherche de l’intérêt individuel vers l’avidité, vice qui conduit le système à sa perte. Le flot de publications analysant les causes de la crise économique actuelle donne raison à Nancy Folbre : nombre d’économistes ont mis en avant, le plus souvent après coup, les dangers d’un capitalisme financier reposant sur le seul appât du gain. Mais où est la frontière morale qui fait que l’on passe de la vertu au vice ? Le patriarcat a façonné, au fil des siècles, un ordre sexué visant l’assujettissement des femmes : les désirs au sens large des femmes et des hommes n’ont pas été régulés à l’identique. Ceci tient à la question de la population et à celle de la reproduction qui se transforme au fil des siècles. Les économistes classiques, de Smith à Malthus en passant par Mandeville, ont cherché à définir les contours du désir : l’avidité est considérée comme le ressort de l’action humaine pouvant conduire à l’intérêt général, alors que la luxure doit faire l’objet d’un contrôle. Mandeville comme Malthus pensent que Dieu a doté les hommes de l’avidité pour les protéger de la paresse mais, pour Malthus, la luxure doit être contrôlée, car la sexualité dynamique conduit à une démographique galopante, source d’appauvrissement. Bentham, au contraire, propose une vision libertaire de la sexualité, et s’affirme contre l’esclavage et pour les droits des femmes. Wollstonecraft s’oppose à la vision du rôle des femmes proposée par Rousseau, ce qui lui vaudra d’être traitée de « serpent philosophant » ou encore de « hyène en jupon », de « chienne usurpatrice » par ses contemporains. Mill considère la question sexuée comme une question économique, et non comme une question sociale, contrairement à ses prédécesseurs. Il qualifiera le Married Women’s Property Act voté en Angleterre en 1884, qui accorde le droit de propriété aux femmes mariées, comme la plus grande réallocation de la propriété de toute l’histoire de l’Angleterre. Aux États-Unis, Stanton oscille entre une pensée libérale et socialiste, et parle de l’aristocratie du sexe, les femmes étant une classe non représentée. La pensée marxiste et socialiste fait l’objet d’une attention particulière dans l’ouvrage, de Marx à Engels en passant par Fourier, ou encore Bebel. Ce dernier contrairement aux deux premiers considère l’oppression des femmes comme le résultat d’une domination masculine et pas seulement celui d’une classe dominante. L’ouverture de l’ère néoclassique au début du XXe siècle, avec notamment les travaux d’Alfred Marshall, va profondément marquer la discipline. Marshall pense l’homo œconomicus égoïste et calculateur comme un homme mu par son intérêt individuel. Les femmes, selon lui, ont une tout autre rationalité : tournées vers les autres, elles trouvent satisfaction dans l’altruisme. Un postulat accommodant car qui s’occuperait de la reproduction de l’espèce, si personne n’a le souci des autres ? pense Alfred Marshall. Ce faisant, il évince le problème de coordination qu’une perspective genrée permet de faire ressortir, nous dit l’auteure : il est toujours profitable d’être égoïste quand les autres sont altruistes. On apprend au passage que Marshall épousa une de ses étudiantes, brillante, Mary Paley, dont la carrière s’arrêta avec son mariage. Le sociologue David Reisman dira : « Si la mission d’Alfred Marshall était l’économie, celle de Mary Paley Marshall était Alfred », un programme parfaitement conforme à la vision du rôle des femmes dans la société qu’il portait. Cette vision sexuée de la rationalité va laisser peu de place à une pensée sexuée en économie et encore moins à une pensée féministe. Pourtant, dès les années 1930, Margaret Reid, en conceptualisant le travail domestique, sera l’une des premières à obtenir la reconnaissance de ses pairs. Le dernier chapitre est consacré au courant des feminists economics, auquel Nancy Folbre appartient et qui prend de l’ampleur avec la publication, en 1993, de l’ouvrage collectif Beyond Economic Man. En retraçant une histoire intellectuelle et genrée de l’avidité et de la luxure, l’auteure montre que si les femmes ont acquis des droits que les hommes ne leur contestent plus, la sphère du care leur est toujours assignée sans qu’elles remettent en cause cette division des tâches. Peut-être par peur de ce qui se passerait si elles ne le faisaient plus, avance Nancy Folbre. La durabilité de nos organisations économiques et sociales repose donc sur cet altruisme fragile des femmes, sur leur assujettissement. Il est temps de construire des institutions sociales qui valorisent et incitent à se tourner vers les autres ; elle en appelle à une transformation de l’espace économique. Repenser un nouvel équilibre entre l’intérêt individuel et celui des autres, tel est le défi politique que nous lance Nancy Folbre. Un livre stimulant et brillant, à lire avec avidité !